Ma grand-mère, l’euthanasie et moi
Hugo Melchior, Université Rennes 2
Ma grand-mère maternelle souffre d’une tumeur au cerveau incurable. Avant qu’on lui diagnostique cette maladie appelée glioblastome, au mois de septembre 2016, je n’en connaissais pas l’existence.
Désormais, la vie de ma grand-mère, âgée de 84 ans, ressemble à celle d’une personne qui purgerait une longue peine après avoir été condamnée par un tribunal. Aussi son seul horizon, ce sont les murs de sa chambre d’hôpital. Pire, contrairement à un détenu en maison d’arrêt, elle ne peut pas sortir, ne fut-ce qu’une heure, pour respirer l’air du dehors. Ma grand-mère a connu une riche existence. Née en Algérie française en 1932, fille de la classe ouvrière, elle aura exercé la profession d’institutrice pendant une dizaine d’années en Oranie, avant de rejoindre la métropole par le bateau en 1962.
Dans l’état de santé qui est le sien, l’hôpital constitue bel et bien un grand enfermement. Ce n’est pas la société, mais la maladie qui l’a condamnée à une peine de perpétuité incompressible. Elle n’a même pas l’espoir d’une remise de peine : seule la mort la libérera de cette prison médicalisée.
Le moyen ultime de se libérer des chaînes de la souffrance
Je postule que le suicide constitue un droit inaliénable, constitutif de notre humanité. Bien entendu, le suicide, qui consiste à s’enlever la vie soi-même, constitue un acte dramatique, tragique pour la personne autant que pour ses proches. Et il n’est pas question d’en faire l’apologie. Dans bien des cas, le suicide vise à soulager une souffrance – physique ou psychique – jugée intolérable. Quand la personne a exploré tous les moyens à sa disposition pour combattre la douleur sans parvenir à la faire taire, le suicide peut en effet lui apparaître comme une solution, comme le moyen ultime de se libérer des chaînes de la souffrance.
D’une certaine façon, le suicide est aussi la preuve que c’est bien nous, et personne d’autre, qui conservons la maîtrise du cours de notre existence. Nous gardons en permanence la possibilité de nous soustraire au monde si nous jugeons en souveraineté qu’à un moment donné, notre vie ne mérite plus d’être vécue en l’état. J'emploie ici le mot suicide dans son sens le plus large : l'acte peut être commis par la personne elle-même, avec l’aide d’autrui – ce qu'on appelle le suicide « assisté » – ou sans aide ; il peut aussi être commis par un tiers, à la demande de la personne – ce qu'on qualifie d'euthanasie.
Quand la médecine n’offre aucune possibilité de rémission au patient
Ma grand-mère m’a dit, entre quatre yeux, qu’elle appréhendait les affres de la « phase terminale » de sa maladie. Sa fin lui est déjà connue, la médecine ne lui offre aucune possibilité de rémission. Ma grand-mère est définitivement condamnée à la peine de la morte lente. Elle m’a répété encore récemment que ce n’était pas une vie de ne plus pouvoir cuisiner ni pour elle, ni pour les autres, de ne plus avoir la possibilité de se rendre au cinéma, de ne plus pouvoir lire ne fut ce qu’une heure, de ne plus faire ses mots croisés et ne plus avoir l’opportunité de se promener dans les rues. Elle souffre de demeurer encellulée dans sa chambre d’hôpital et de dépendre en permanence des autres pour satisfaire ses besoins physiologiques, même les plus élémentaires.
En France, l’euthanasie, définie comme l’aide active à mourir, continue à être qualifiée d’assassinat ou d’empoisonnement prémédité. Elle est théoriquement punissable de la réclusion criminelle à perpétuité. Ce n’est plus le cas dans d’autres pays européens tels que la Belgique, la Suisse, le Luxembourg ou encore les Pays-Bas, qui ont changé leurs lois depuis les années 2000. Dans les faits, les tribunaux français rechignent à condamner celles et ceux qui décident, proches ou médecins, d’agir en marge de la légalité, autrement dit de désobéir à la loi au nom des principes d’humanité et d’empathie.
Un non-lieu pour la mère et le médecin de Vincent Humbert
Le cas de Vincent Humbert, jeune homme devenu tétraplégique, aveugle et muet à la suite d’un accident de voiture en 2000, demeure de ce point de vue emblématique. Après avoir demandé l’aide à mourir, il est décédé en 2003, à la suite de l’intervention de son médecin et de sa mère. Ces derniers, mis en examen, ont bénéficié finalement en 2006 d’un non-lieu.
Bien entendu, si l’euthanasie devait être inscrite dans le droit positif français, personne ne devrait pouvoir, ni médecins, ni proches, se substituer à la volonté souveraine des personnes concernées. Les individus devront avoir le dernier mot, tandis que le corps médical et la famille auront l’obligation, du point de vue du droit, de se soumettre à leur imperium, c’est-à-dire le pouvoir de donner des ordres à autrui – en l’occurrence, le fait de demander à ce qu’on les aide à éteindre la lumière de leur vie. Ces volontés seront exécutées par des tiers n’ayant pas de lien de parenté avec eux, c’est-à-dire le corps médical. Un médecin qui ne voudrait pas, par principe, pratiquer une euthanasie active pourra s’en dispenser en y opposant sa clause de conscience.
Ce n’est pas à la société de déterminer ce qu’est une vie « digne »
Il ne s’agit nullement, ici, de décréter ce que serait une vie « digne ». Chacun en construit sa conception subjective. Dès lors, le droit universel de mourir dans la dignité ne devra jamais déboucher sur une politique eugéniste à travers laquelle la société viendrait à décider, à partir de critères prétendument objectifs, les vies qui mériteraient de demeurer et celles devant prendre fin. Encore une fois, il n’est pas question d’aider une personne à mourir prématurément sans avoir obtenu préalablement son consentement réitéré et explicite, que ce soit par oral ou par écrit.
J’étais déjà sensible à la question de l’euthanasie quand la tumeur de ma grand-mère s’est manifestée l’été dernier, sans crier gare. Cet événement éprouvant m’a renforcé dans mes convictions. Et j’espère que la campagne présidentielle permettra que ce sujet épineux soit inscrit à l’ordre du jour.
Dans le débat actuel, on trouve d’un côté les partisans du statu quo. La loi Leonetti de 2005 a mis fin à l’acharnement thérapeutique, sous la présidence de Jacques Chirac. Ce texte a constitué une avancée historique indéniable en légalisant le « laissez mourir » (l’absence de soins), qui couvre la majorité des cas autrefois problématiques. L’actuel gouvernement est allé plus loin en instaurant en janvier 2016 un droit à la « sédation profonde et continue », c’est-à-dire le droit pour le malade en fin de vie de dormir et de voir sa souffrance soulagée.
Un collectif pour la défense du statu quo
Aux yeux de certains, ces textes sont suffisants – c’est le cas pour les candidats à la présidentielle que sont François Fillion (Les Républicains) et Marine Le Pen (Front national). Le collectif Soulager mais pas tuer créé en novembre 2014, cherche à mobiliser, quant à lui, celles et ceux qui s’opposent à toute évolution de la loi vers l’euthanasie active.
Les partisans de cette pratique se font entendre, eux aussi. Benoît Hamon (Parti socialiste), le candidat des primaires de la gauche arrivé en tête du premier tour, le 22 janvier, s’est déclaré favorable à sa légalisation lors du débat précédant le vote. Son rival pour le deuxième tour, Manuell Valls (Parti socialiste), affiche la même opinion. « Je pense que nous pouvons aller plus loin sur le droit à mourir dans la dignité. Mais il faut avancer par étapes, rechercher le consensus », avait-il déclaré le 9 janvier dans une interview au Parisien.
D’autres personnalités politiques de gauche ou écologistes comme Jean-Luc Mélenchon, Bertrand Delanoë, Olivier Besancenot, Cécile Duflot ou Noël mamère ont pris position de longue date dans le même sens. De leur côté, les citoyens qui défendent cette cause se retrouvent dans plusieurs mouvements, notamment l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD), dont la création remonte à 1980.
Une demande sociale de plus en plus forte
Le droit de mourir dignement fait l’objet d’une demande sociale de plus en plus forte. Le dernier sondage, en novembre 2016, fait état de 8 Français sur 10 « plutôt » ou « tout à fait » favorables à l’euthanasie. Des écrivains comme Noëlle Châtelet ou Dominique Fernandez, des chercheurs comme Jean Baubérot ou Hubert Reeves, des artistes comme Nathalie Baye ou Guy Bedos, se sont engagés publiquement pour que la loi change, tandis que le groupe rock français La Phaze a demandé dans sa chanson de 2009 que soit mis fin à ce qu’il nomme, dans une image très forte, la « peine de vie ».
Avec la législation en vigueur, Vincent Humbert, entièrement paralysé mais ne souffrant d’aucune maladie dégénérative ou incurable, se trouverait obligé de poursuivre sa vie contre sa volonté, pendant encore plusieurs décennies peut-être. Concernant ma grand-mère, si elle vivait en Belgique, elle aurait eu le droit de choisir le moment où elle souhaite partir. À l’heure actuelle en France, elle ne peut qu’attendre passivement, bon gré mal gré, la progression inexorable du mal qui l’afflige.
Désormais, c’est le cri de tous les entravés – « Aidez-nous à mourir, quand nous l’aurons décidé, si nous le décidons » – qui doit être entendu par ceux qui dirigeront le pays après l’élection présidentielle. Lorsque la vie finit par ressembler à une prison à ciel ouvert, lorsqu’elle n’est plus qu’un fardeau insupportable, l’euthanasie active peut permettre de libérer l’âme au lieu de la laisser se noyer dans les eaux glacées de la souffrance, et conférer ainsi à chacun, comme le chante La Phaze, la possibilité de « rester libre ».
Hugo Melchior, Doctorant en histoire politique contemporaine, Université Rennes 2
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.